À LA UNE

La possibilité d’un autre monde (l’esprit de décembre 1995)

Il y a 30 ans exactement, décembre 1995. Contre toute attente, un grand mouvement social se dresse contre le plan de casse de la Sécurité sociale et du régime des retraites par la droite de l’époque. Le plan Juppé sera plus tard en partie appliqué, mais non sans avoir relancé un formidable élan de résistance dans le pays. C’est la grande lutte des cheminots qui va entraîner la suite, une grande grève quasi générale, dans les transports, dans l’énergie, qui ouvre une période de prise de conscience collective et d’émancipation, une grande lutte qui a marqué plus d’une génération. La plus forte mobilisation depuis mai 68, avec ses grandes manifs, ses AG, où l’on croise des salariés, du public, du privé, des étudiants, des lycéens, des retraités, des gens qui, pour beaucoup, vivent leur premier mouvement, leur première grève. Il faut avoir vécu ce moment où les gens reprenaient confiance et se remettaient à marcher, pour avoir durablement espoir en la force d’une mobilisation et à son pouvoir de contagion. Surtout que cette mobilisation arrivait après une décennie noire pour le syndicalisme, enseveli par la vague néo-libérale, avec le mantra répété en boucle par les dirigeants et les éditorialistes de l’époque qui reprenaient en cœur la fameuse formule de Margaret Thatcher : TINA (There is no alternative). Avec cette mobilisation, un autre monde devenait possible dans les têtes et rejoindrait bientôt un élan internationaliste, plus tard désigné comme « altermondialiste ». C’est de cette période qu’est d’ailleurs issue l’équipe fondatrice des Mutins de Pangée, actrice, parmi d’autres, du mouvement des « médias libres » dans ces années-là et c’est donc tout « naturellement » que nous vous proposons une sélection de films qui témoignent de l’état d’esprit de cette époque et qui, peut-être un beau jour, nous serviront à puiser un peu de réflexion, d’énergie et d’espoir, pour tenter, rater, rater, essayer, rater, essayer encore, rater, recommencer… car qu’avons-nous de mieux à faire de nos vies que de les vivre ?

 

PIERRE BOURDIEU, UN INTELLECTUEL DE COMBAT, CRITIQUE MÉDIAS ET MÉDIAS CRITIQUES

La sociologie est un sport de combat de Pierre Carles (C-P productions), qui consacre un portrait détonnant à celui qui fut un des derniers intellectuels vraiment influents dans une lutte sociale en France : Pierre Bourdieu. Le sociologue, « grand ponte » du prestigieux Collège de France, s’était simplement mis au côté de la lutte des cheminots, au risque d’affronter une attaque en meute des nouveaux chiens de garde, mais aussi celui de se sertir un peu utile à ceux à qui le monde universitaire s’adresse rarement. Le film de Pierre Carles reste un film important de cette période qui donne encore du grain à moudre pour des générations. 

 

L’analyse de Bourdieu sur les médias nous rappelle à quel point cette question n’a pas été assez centrale pour une partie de la gauche, qui s’en mord les doigts quand elle constate, impuissante, que l’extrême droite occupe entièrement le terrain avec l’aide de milliardaires. Mais c’est aussi à ce moment-là qu’a vraiment émergée la critique médias en France avec une association comme ACRIMED, de nouveaux éditeurs comme Raison d’agir et les éditions Agone, qui vont devenir des références de la pensée critique. Les nouveaux chiens de garde, pamphlet de Serge Halimi qui va marquer cette période, sera ensuite adapté au cinéma dans ce documentaire de Gilles Balbastre et Yannick Kergoat. 

Une des meilleures audiences sur l’antenne de France Inter, est celle d’une quotidienne, dont les reporters arpentent la France et le reste du monde, micros en main : Là-bas si j’y suis, produite et animée par Daniel Mermet. Entre deux reportages « plus près des jetables que des notables », toute la pensée critique de ces années passe par là et, chaque jour, des centaines de milliers de postes de radio donnent un autre son de cloche que « la pensée unique », comme on disait à l’époque. Le répondeur de « là-bas » devient le rendez-vous des auditeurs, lieu d’une libre expression rare à l’époque. C’est une exception, mais qui va marquer des générations d’auditeurs, inventer une écriture radiophonique, former des dizaines de reporters, et voir émerger d’autres regards sur le monde, jusque-là exprimés essentiellement dans la presse écrite et souvent censurés à la télévision. 

En marge, dans les caves et sur les toits, c’est l’époque où la formidable histoire des radios libres a inspiré celle des télés libres et de l’Internet libre. Ces nouvelles préoccupations qui mélangent plusieurs générations émergent d’une évolution technique et d’une culture très libertaire de la chose informatique, bricolée mixée avec celle des émetteurs pirates, des disc-jockeys, du gonzo journalisme et du cinéma direct. Elles sont encouragées par des connexions de plus en plus répandues, la miniaturisation des caméras, mais aussi la perspective de la télévision numérique (TNT) qui promet de multiplier les canaux et, donc, d’espérer plus de diversité et de démocratie audiovisuelle… « Une autre télévision est possible » clame la télé libre nationale Zalea TV, après que ces activistes ont déployé, face à la Tour Eiffel, une banderole maladroitement écrite à la main : « On est là ! » 

On ne la fermera pas ! par le collectif Zalea TV, est un document qui montre ce combat, parfois considéré comme prétentieux, « perdu d’avance », voire farfelu, mais qui témoigne de la nécessité de s’organiser pour créer des télés libres nationalement, diffuser des films censurés (dont ceux de René Vautier, Pierre Carles…), inventer des formes, envisager l’édition et les réseaux sous Internet qui explose, avec des programmes issus des milieux associatifs, artistiques, syndicaux, des films et des reportages qui venaient du reste du monde, avec des programmes d’échanges. Ce programme plein d’énergie fut expérimenté dans la joie combative des années durant. C’était avant YouTube, TikTok, X et autres réseaux asociaux algorithmés, quand Julian Assange inventait WikiLeaks, avant l’écrasement total de la Big Tech, pendant que les lapins, pris dans les phares, n’ont rien vu venir, puis ont oublié trop longtemps un des plus grands penseurs de notre temps dans les geôles des tyrans.  

Des fils qui se touchent de Nicolas Burlaud, qui fut un des acteurs de ces mouvements des télés libres (Primitivi à Marseille, indymedia à Gênes), revient subtilement sur cette période, par la question de la mémoire, de la mémoire collective, le rapport de l’individu au collectif.

Dans un autre style, Que faire ? de Pierre Merejkowsky, est une errance entre les locaux de Zalea TV, la centrale atomique de Chinon et la Sainte-Russie, à la recherche des Narodniki (ceux qui voulaient aller vers le peuple) et de l’espoir qui commençait à se faire la malle. Un film poétique et foutraque qui devient de plus en plus touchant avec le temps.

SOMMETS ET CONTRE-SOMMETS

Le tournant du XXIe siècle est marqué par de grands rassemblements contre les sommets, qu’organisaient jusque-là, loin des regards, les puissants de ce monde, pour décider de comment ils allaient nous tondre. Tout a commencé à Seattle en 1999. On a vu des répliques à Nice, à Göteborg, avec une montée de la répression ultra violente des polices du grand capital, désormais en tenue de Robocops.  Puis, il y eut le drame de Gênes lors du G8 de juillet 2001, où, face à une mobilisation énorme de manifestants pacifistes venus de partout, le pouvoir a montré pour la première fois depuis longtemps en démocratie son visage le plus féroce. D’abord, le centre des médias indépendants qui s’était organisé pour filmer et relater l’événement sur Internet est attaqué et saccagé par la police. La joie sera définitivement effacée des visages après la mort du jeune manifestant Carlo Giuliani, abattu par la police d’une balle, devant les caméras. Un coup de feu qui nous a fait comprendre à quoi il fallait s’attendre dans les années à venir. C’est un tournant dans les luttes altermondialistes, qui arrive juste avant l’attentat du 11 septembre 2001 et la nouvelle ère de « la guerre contre le terrorisme ». 

À Évian en 2003, lors d’un nouveau G8, c’est en voisin que Gilles Perret et Fabrice Ferrari réalisent 8 clos à Évian. D’un côté, les chefs d’État des huit pays les plus riches et de l’autre , 90 000 manifestants altermondialistes, 15 000 policiers, 3 500 journalistes. Le film regarde comment la lutte altermondialiste, qui s’est imposée dans le débat mondial, est désormais montrée comme un spectacle et le spectacle de la politique finit toujours pas tout digérer. 

L’INTERNATIONALE ALTERMONDIALISTE

Mais dans cette période post-décembre 1995, il y eut aussi de bonnes nouvelles, des expériences internationalistes, d’un niveau dont on n’ose pas rêver aujourd’hui. La création de nouveaux syndicats, d’associations comme ATTAC, qui a popularisé la lutte pour la taxation à la Tobin (ancêtre de la taxe Zucman) et formé des générations à comprendre un peu l’économie mondialisée. Pendant la 31e édition du Forum de Davos, s’est tenu le premier Forum social mondial de Porto Alegre (Brésil) où se sont rassemblés des progressistes de tous pays autour de l’idée qu’en organisant une internationale les luttes, « un autre monde est possible ». Une série de films de Vincent Glenn documente de façon très complète ces moments très dynamiques d’intelligence collective partagée, et servent encore d’accélérateurs d’apprentissage : Davos, Porto Alegre et autres batailles (2002), Pas assez de volume (notes sur l’OMC) (2004), Indices (2010), Enfin des bonnes nouvelles (2016). 

Ces films très fouillés gardent leur utilité aujourd’hui pour comprendre le pouvoir et ses institutions, dont nous ne devrions pas nous résigner à subir les décisions. Commencer à comprendre, c’est commencer à résister. La curiosité n’est pas un vilain défaut. Voilà l’état d’esprit qui animait cette époque. 

Ces années-là furent l’occasion de luttes emblématiques, intergénérationnelles, qui inventaient ou réinventaient les pratiques militantes, s’inspirant des expériences passées et des techniques naissantes de l’époque, des formes d’agit-prop adaptée à la nouvelle forme de médiatisation, et qui continuent aujourd’hui avec les ZAD et autres formes organisées de la lutte écologiste et anticapitaliste (puisqu’il faut bien utiliser parfois ce mot qui fait peur).

Mic Mac à Millau, des paysans face à la mondialisation, de Karine Bonjour et Gilles Perrez, raconte la lutte d’une bande d’irréductibles éleveurs de brebis du Larzac face à la multinationale MacDonald. Au début des années 2000, Millau était alors devenue la capitale de l’altermondialisme. On s’y rassemblait pour changer le monde, comme presque 30 ans plus tôt, on s’y était rassemblé contre l’expansion d’un camp militaire qui n’avait rien d’autre à promettre que la guerre. Sur le causse du Larzac, on pouvait lire, de loin, ce slogan : « Un autre monde est possible ».

Dans ce nouveau siècle plein de promesses, après l’effondrement de l’URSS et la fin de la Guerre froide, l’internationale représente encore un monde possible, grâce au souffle qui redonne espoir aux peuples d’Amérique latine. D’ici en France, on regarde à nouveau comment font les autres. Cuba n’est plus à la mode, mais le Chiappas devient une terre promise pleine d’espérances. La fragile armada de Jacques Kebadian et Joani Hocquenguem raconte comment, le 25 février 2001, quittant un petit village à 3000 km de Mexico, les Zapatistes entreprennent un périple à travers le pays pour obtenir l’application des accords signés en 1996 avec le gouvernement sur l’autonomie des peuples indiens, un grand moment qui va faire écho longtemps à travers le monde. Dans un film plus récent, Pour la vie, 500 ans après la conquête du Mexique par les Espagnols, les zapatistes, peuples indigènes insurgés du Chiapas, font le trajet inverse pour à leur tour envahir l’Europe, mais cette fois-ci, de manière consensuelle.

On regarde du côté du Venezuela sous le mandant d’Hugo Chavez, le parti des travailleurs au Brésil, en Bolivie avec l’élection d’Evo Morales. Les plus curieux observeront ensuite l’action de Pepe Mujica dans ce tout petit pays Uruguay de 2010 à 2015. L’alliance des gringos, mafieux et tueurs, de l’extrême droite bat de l’aile. Mais l’espoir sera bientôt à nouveau tué et plus grand monde chez nous s’intéresse aujourd’hui aux réalisations concrètes égalitaires de ce passé récent, qui ne fait même plus exemple à gauche, après des années de propagande et de harcèlement des leaders de gauche sur les plateaux de télé sur le thème du terrible Venezzzzzueeelllaaaa, au rayon paralysant de soutien aux tyrans qui ne sont pas de chez nous, préparant ainsi le terrain à une prochaine guerre impérialiste qui peine désormais à convaincre de ses vertus. Il est pourtant fort intéressant de voir comment des problèmes de la propriété et de l’exploitation agricole sont parfois traités dans ce pays qui a tant déçu. Un exemple positif, à contre-courant, dans ce film de Victor Hugo Rivera Thierry Deronne : Comment le Venezuela déplace les montagnes.   Le dernier exemple, qui peu à peu sort des mémoires, est celui de Raphaël Correa en Équateur. Pierre Carles et Nina Faure sont allés voir celui qui a appliqué les idées et théories pensées dans le mouvement altermondialiste, en refusant de payer la fameuse « dette » : On revient de loin — Opération Correa 2

DÉMOCRATIE DIRECTE

Demokratia de Pablo Girault et Thierry Kruger clôt en quelque sorte cette période avec une réflexion sur la démocratie directe au moment de la ZAD de Notre-Dame des Landes. Dans ce documentaire rare, on y croire Pierre Carles, Etienne Chouard, Anémone, René Vautier, John-Paul Lepers, Maya Lesné, Yves Cochet, Noël Mamère, Pierre Bourdieu… Quelque chose qui fait la transition entre deux époques qui se sont croisées et qui annonce peut-être ce qui a surgi après avec le mouvement réprimé des Gilets jaunes et l’idée que l’esprit de décembre 95 ressurgit régulièrement dans l’histoire populaire. Sous quelle forme ? À nous de voir, « tous ensemble, tous ensemble, ouais, ouais… » comme on disait à l’époque avec un brin d’ironie parfois.

L’ANGLE MORT FÉMINISTE DANS LE RÉTROVISEUR

De cette période, on constate que des questions ont été longtemps enfouies médiatiquement, bien que présentes au quotidien dans le mouvement (et très fortement dans les médias libres de l’époque) : les questions de race, la convergence des luttes et le concept d’intersectionnalité, le renouveau des luttes féministes, des minorités de genre, LGBTQI, des termes qui émergeaient (et qui n’ont jamais quitté les mouvements progressistes en fait), mais en marge, et qui ont mis du temps à sortir au grand jour médiatisé, au-delà de la représentation du cinéma expérimental et de l’art « underground » très créatifs. Les temps ont changé. On voit émerger, depuis, de nouvelles générations qui amènent d’autres façons de faire. We are coming - Chronique d’une révolution féministe de Nina Faure, (C-P productions) place la caméra dans ce qui est resté longtemps un angle mort cinématographique « grand public », avec la rigueur documentaire d’une enquêtrice tenace dans cette révolution qui revendique de « sortir du patriarcat », avec le plaisir partagé comme perspective. Un film qui, à l’époque, aurait été diffusé sur les télés libres, dans une époque où nous étions tous ensemble dans les mêmes lieux et les mêmes mouvements, alors qu’on ne connaissait même pas le mot « intersectionnalité ».   Ça continue aujourd’hui sur CInéMutins, où les films cohabitent et vivent ensemble, tous ensemble, ouais, ouais… 

VIVE LA SOCIALE !

Aujourd’hui, les attaques de la droite contre la Sécurité sociale et le régime des retraites continuent à user de toutes les entourloupes, en grand renfort de propagande.... Et ce qui était un enjeu en décembre 1995 l’est plus que jamais. La sociale remet au centre du terrain la Sécurité sociale à la française, reste une conquête à défendre avec persévérance.

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